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Libé 10/12/2011
DSK : l’Etat français aggrave son cas
AnalyseEn appelant le bureau du procureur de New York pour lui livrer des informations concernant l’affaire du Carlton de Lille, deux hauts fonctionnaires français ont trangressé la loi.
Par ERIC DECOUTY
C’est une affaire dans l’affaire. Le soupçon d’une intervention de l’Etat français dans le scandale du Sofitel. Les faits sont simples. Comme Libération l’a révélé vendredi, deux hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay et du ministère de la Justice ont alerté, le 15 mai, les services du procureur de New York sur la possible implication de Dominique Strauss-Kahn dans l’affaire du Carlton de Lille. Une démarche qui aurait eu une incidence directe sur l’incarcération de DSK, le lendemain, à la prison de Rikers Island.
Si les autorités françaises ont apporté vendredi un démenti vigoureux, les services du procureur de New York, n’ont nullement nié l’intervention de Paris, se contentant d’expliquer que «le dossier était protégé par le tribunal» américain (lire aussi page 4). Mais si cette affaire est susceptible d’éclairer d’une lumière crue certaines pratiques au plus niveau de l’Etat, elle n’est pas de nature à remettre en cause le fond du dossier du Sofitel.
L’intervention de deux ministères et les faits d’agression sexuelle reprochés à DSK contre Nafissatou Diallo constituent clairement deux chapitres distincts de l’histoire. L’intrusion de l’Etat dans la procédure américaine ne peut en aucun cas dédouaner l’ancien patron du FMI des accusations qui ont été portées contre lui. Elles ne peuvent également nourrir l’hypothèse d’un quelconque complot. En revanche, elles renforcent l’hypothèse de la surveillance étroite dont faisait l’objet le favori des sondages pour l’élection présidentielle. Et de la connaissance approfondie qu’avaient les services français de la vie privée de Dominique Strauss-Kahn.
Libération revient dans le détail sur les principales questions que posent les appels téléphoniques du dimanche 15 mai au bureau du procureur Cyrus Vance Jr.
QUI A TéLéPHONé LE 15 MAI ?
Selon nos informations, ce sont bien deux conseillers, l’un officiant au Quai d’Orsay et l’autre au ministère de la Justice, qui ont transmis des informations à John McConnell, l’adjoint du procureur Cyrus Vance Jr., le 15 mai, au lendemain de l’interpellation de Dominique Strauss-Kahn.
Ces appels seraient intervenus «dans l’après-midi» (heure new-yorkaise), après que les avocats de Dominique Strauss-Kahn eurent négocié un accord avec le bureau du procureur pour sa remise en liberté, contre le versement d’une caution (250 000 dollars ou plus, le chiffre n’était pas définitivement fixé). Cet accord avait été obtenu à 16 heures, avant que le procureur ne change d’avis à 20 heures.
Longuement interrogés à plusieurs reprises par Libération, les deux conseillers ont démenti avoir passé ces coups de téléphone, et parlent de «manipulations et d’informations inventées». Mais ils suggèrent également «qu’on a pu utiliser leur ligne de téléphone». Il reste néanmoins troublant que leurs noms apparaissent bel et bien dans le dossier Strauss-Kahn à New York.
QUELLES INFORMATIONS ONT éTé DONNéES ?
Lorsqu’il intervient devant la juge Melissa Jackson, le lundi 16 mai, pour s’opposer à la remise en liberté sous caution de DSK, John McConnell précise avoir obtenu «des informations supplémentaires [à propos de DSK] sur une base quotidienne concernant sa conduite et ses antécédents [«background» en anglais]». Il ajoute : «Certaines de ces informations comportent le fait qu’il a en réalité eu une conduite similaire à celle qui lui est reprochée par la plaignante à au moins une autre occasion.» Tout le monde spécule alors sur le fait que le bureau du procureur a eu vent de l’affaire Tristane Banon. Mais, selon les sources contactées par Libération, les «informations supplémentaires» dont fait part John McConnell vont plus loin. Lors des deux appels passés depuis les ministères français, des références auraient ainsi été faites à l’éventuelle implication de Dominique Strauss-Kahn «dans une affaire de prostitution dans le Nord de la France». Une référence claire à l’affaire du Carlton de Lille. Un dossier qui est pourtant couvert par le secret de l’instruction.
QUE SAVAIT-ON DE L’AFFAIRE DU CARLTON LE 15 MAI ?
Publiquement strictement rien. Ce n’est qu’au mois d’octobre que l’affaire est apparue dans la presse avec la révélation d’un réseau de prostitution lié à l’hôtel Carlton de Lille. Dans la foulée, le nom de Dominique Strauss-Kahn a été cité comme ayant participé à des parties fines avec des chefs d’entreprises et des policiers. Le 15 mai, les deux hauts fonctionnaires qui auraient conversé avec le procureur Vance ne peuvent donc prétendre avoir entendu parler de l’affaire du Carlton dans la presse…
A cette date, les juges de Lille, Stéphanie Ausbart et Mathieu Vigneau, enquêtent depuis le 28 mars sur un dossier de «proxénétisme aggravé en bande organisée, association de malfaiteur et blanchiment». Tout est parti, un mois plus tôt, d’écoutes téléphoniques qui ont permis de mettre au jour un réseau de proxénétisme. Des cadres du Carlton et un proxénète résidant en Belgique sont vite dans le collimateur des enquêteurs mais, au 15 mai, aucune poursuite n’a été formellement engagée. Quant au nom de Dominique Strauss-Kahn, il apparaît littéralement dans la procédure, à travers de nouvelles écoutes, le 15 mai. Deux acteurs de l’affaire du Carlton commentent en effet ensemble l’épisode de la veille au Sofitel de New York.
En revanche, il est vraisemblable, que les policiers aient été de longue date au courant des relations de DSK avec certains milieux lillois. Bien avant que son nom n’apparaisse officiellement dans la procédure.
L’INTERVENTION EST-ELLE LéGALE ?
L’affaire du Carlton de Lille, comme toute information judiciaire est couverte par le secret de l’instruction. Au 15 mai, seuls les juges, le parquet et la police, ont connaissance de l’enquête. Aucune personne n’ayant été mise en examen, pas un seul avocat n’a pu avoir accès au dossier.
Toutefois, de façon parfaitement légale, le parquet de Lille a pu faire un rapport à sa hiérarchie, remonté à la chancellerie. De la même manière, comme dans tous les «dossiers signalés» (ce qui était le cas du Carlton), il est tout à fait plausible que les services de police aient rendu compte, dans le détail, de leurs investigations à la Direction générale de la police nationale (DGPN), place Beauvau.
Les cabinets des ministres de l’Intérieur et de la Justice pouvaient donc avoir connaissance de la procédure et de son «environnement», c’est-à-dire des développements à attendre de l’enquête.
Mais tous sont strictement soumis au secret de l’instruction avec interdiction de le violer sous peine de poursuites pénales… De surcroît, les échanges judiciaires entre Etats sont strictement soumis à des procédures d’entraide, très précises. S’il est avéré que des services de l’Etat ont parlé de l’affaire du Carlton à la justice américaine, le 15 mai, cette intrusion est donc totalement illégale.
LES QUESTIONS EN SUSPENS
Si Cyrus Vance Jr., le procureur de New York, confirme publiquement les coups de fil des deux ministères français, il renforcera le soupçon de la «surveillance» étroite dont faisait l’objet DSK par les services de renseignement. Le 28 avril, lors d’un déjeuner avec Libération, Strauss-Kahn disait redouter les mauvais coups et confiait avoir de fortes présomptions d’être surveillé. Au plus haut niveau et jusqu’à l’Elysée