Lettre ouverte des personnels et des usagers de l'ENS de Lyon

Un élève qui déteste l'indifférence

/ #42 Re:

2016-05-13 19:09

#28: Un élève indifférent -  

Il est vrai qu'une occupation de salle, qui aura eu le mérite de vous donner la voix en bas d'une pétition et d'entamer une phase minimale de dialogue, ne produit pas nécessairement dans ses slogans, affiches ou réflexions (menées en deux semaines...) une archéologie et une généalogie critique des idées propres à chaque personne qui y a pris part, bien qu'elle y participe grandement.

Vous imposez vos propres normes, elles-mêmes tout à fait discutables :"se nourrir de la neutralité axiologique indispensable à un travail honnête", voilà une thèse de Max Weber, qui, si je ne m'abuse, a été longuement (et de façon féconde) critiquée, ajournée, discutée, opposée tout au long du XXe siècle. Même ce bon vieux Kant, qui ne semble pas être trop malhonnête intellectuellement, ne souscrirait pas à ce principe. Il est évident qu'une occupation de salle n'a aucune neutralité axiologique, et c'en est même là le principe. Je ne comprends donc pas l'objection : ne voyez-vous pas une différence entre une enquête sociologique, des statistiques économiques, une thèse psychologique qui se voudrait neutre axiologiquement, et un mouvement politique qui tend précisément à tenter de modifier l'axiologie latente qui est en place ?

De même, vous utilisez la catégorie de "progressistes" : cette catégorie est extrêmement chargée politiquement, et relève d'un manichéisme à peu près aussi opérant que gauche/droite. Il y a les conservateurs, et les progressistes : un progressiste, c'est quoi ? Quelqu'un qui croit au progrès ? Mais de quoi ? Ce mot est né en France sous la IIIe République, donc la "paresse intellectuelle générale" et les "catégories de pensée anciennes", franchement, vous auriez mieux fait d'y penser un peu plus avant. La catégorie même de progrès est en crise dès le XIXe, et les critiques d'une telle notion comme étant absolument dévastatrice pour la réflexion sont légion dans l'entre-deux guerres. En termes de "dualisme" convenus, je pense qu'on ne fait pas mieux.

Ne parlons même pas de "l'universalisme" que vous prétendez nous assigner : un peu de théorie post-coloniale et de lectures féministes suffisent à jeter plus qu'un simple soupçon sur un tel mot (discussions largement menées dans la F001, ne vous en déplaise).

L'ouverture sociale est toujorus relative, vous avez tout à fait raison : elle se fait à partir d'un point de vue situé, et tente de comprendre comment s'ouvrir à d'autres que soi-même, en comprenant les mécanismes de domination, les ruptures de classes, de genre, de sexe, de race, qui peuvent s'opérer et nuire à une rencontre qui se porte pourtant garante d'une réflexion ouverte. Seulement l'ouverture sociale ne se décrète pas, elle se construit : et c'est bien ce qui fut tenté en F001, en tous cas de manière semble-t-il un peu plus efficace que votre commentaire.

Quelle est donc la sélectivité de la critique dont vous parlez ? Il est clair qu'une critique ne critique pas chaque point du monde en son entier, mais qu'elle sélectionne des thèmes qui semblent particulièrement influents, en tous cas devant recevoir une critique. Et, certes, peut-être, certains dans cette salle sont nourris d'une critique permanente des réflexes paternalistes, de la décridibilsation de toute forme de lutte aux noms de catégories qui masquent des intérêts de pouvoir, des peurs, des angoisses ou des questionnements mais qui ont des effets de pouvoir certains. Par exemple, arguer de "l'honnêteté intellectuelle" d'un groupe tout à fait changeant et variable.

Sinon, les revendications sont en cours de rédaction, et ce genre de travail prend beaucoup de temps. Il est en cours, et vous en serez vite informés. A partir de là, nous pourrons discuter de choses un peu plus concrète, et votre jugement de critique littéraire à l'emporte-pièce gagnera peut-être en consistance.

J'espère avoir fait preuve d'une certaine honnêteté intellectuelle en vous rappelant l'inanité des catégories que vous utilisez, en contraste avec votre assurance de détenir l'Esprit Objectif. Si vous le possédez, tous les hégéliens du monde vous sauront gré de vous manifester auprès d'eux.

La neutralité axiologique brandie en slogan, c'est un peu comme la liberté d'expression en ce moment, ou bien encore le droit de manifester que nous confère si gentiment la police.

Sur ce, bonne soirée, et au plaisir de vous entendre défendre votre neutralité axiologique qui a semble-t-il fait de vous un élève pas si indifférent que cela.